Deuxième partie de l’étude d’Andrés Rib consacrée aux liens entre cycles économiques et mouvements artistiques.
De même que la destruction créatrice va être l’élément moteur de l’expansion du capitalisme, elle va imprégner tous les pans de la création artistique au XXème siècle.
Si jusqu’au XIXème siècle l’art s’inscrit dans un mouvement protestataire et une mise à mal du courant dominant, le XXème est celui d’une vision nouvelle qui rejette tous les mouvements précédents. Les évènements historiques et l’émergence de l’idéologie socialiste, communiste et capitaliste sont à l’origine d’une refonte totale de la vision que les artistes se font du monde et donc de sa représentation.
La naissance du futurisme en Italie au début des années 1900 est symptomatique d’une révolution culturelle qui souhaite faire table rase du passé. L’accent est mis sur l’exaltation du monde moderne qui s’ouvre à nous sous l’égide du progrès technique, à l’image des représentations picturales de machines, et ce durant moins de quinze ans.
L’art en lutte contre les conventions
Le rejet des conventions se cristallise au lendemain de la première guerre mondiale. En réponse à la barbarie humaine et aux ravages causée par les tranchées naissent de multiples courants artistiques qui auront pour volonté l’édification d’un nouveau genre humain, à l’instar du dadaïsme. Ce mouvement intellectuel et artistique se caractérise par une remise en cause de toutes les conventions et des carcans idéologiques, esthétiques, politiques. Il souhaite, tel le principe économique de destruction créatrice, détruire la culture pour mieux la recréer : “ Dada n’était pas seulement l’absurde, pas seulement une blague […] Ce que nous voulions c’était faire table rase des valeurs en cours, mais, au profit, justement des valeurs humaines les plus hautes ” (Tristan Tzara, fondateur du mouvement dada).
Ce programme vite dépassé est repris quelques années plus tard par les tenants du surréalisme, André Breton en tête. Il repose en outre sur le refus du rationalisme de toute construction logique au profit du rêve, de l’absurde et du désir de révolte. Révolte qui s’exprime alors par la libération de toute morale contraignante, empêchant l’homme de créer librement. Des artistes tels que Salvador Dali, Giorgio de Chirico ou encore Louis Aragon libèrent le langage et le subconscient par la littérature et la peinture.
Le dessein des surréalistes de s’émanciper des servitudes du langage se développe plus largement dans la deuxième moitié du vingtième siècle avec la naissance du Nouveau roman. Il s’appuie sur la démolition du roman traditionnel tel qu’il fut pensé jadis dans le but avoué de refonder une littérature nouvelle. Aux critères anciens établis par Balzac ou Zola s’opposent une nouvelle forme de récit qui se caractérise par l’absence d’intrigue, la démythification du personnage et la perte des repères chronologiques. Ainsi le renouveau de l’écriture passe par la déconstruction romanesque. Dans son ouvrage Pour une théorie du nouveau roman l’écrivain et théoricien Jean Ricardou en donnait cette définition : “ Le récit n’est plus l’écriture d’une aventure, mais l’aventure d’une écriture ”. Les auteurs phares du mouvement, Nathalie Sarraute et Alain Robbe-Grillet, font écho à l’OuLiPo, « Ouvroir de littérature Potentielle » précaire par lequel les écrivains vont réfuter les contraintes stylistiques d’autrefois et en intégrer de nouvelles. Fondée sur les mathématiques, la littérature devient une technique scientifique. Dans les années 50 le théâtre de l’absurde, inspiré du dadaïsme et du surréalisme, s’applique à son tour à détruire les règles classiques de la tragédie et de la comédie, privilégiant l’incohérence et les dialogues absurdes afin d’exprimer les difficultés à communiquer. Là encore aux règles anciennes se substituent de nouvelles qui s’expriment le temps d’un -cours- instant.
Les renouvellements de l’Art et de l’économie
Dès 1911 Picasso et Braque affirment “ Le cubisme est une impasse ”. La volonté affirmée des peintres cubistes de proposer à voir une représentation disloquée et désossée du monde, où ne subsistent que les formes géométriques en réaction à la figuration, s’essouffle assez rapidement des mots-mêmes de ses représentants. Comment alors renouveler l’art pictural sans tendre vers l’abstraction totale ? Les réponses que furent le papier collé et l’introduction d’un objet réel au sein même de l’œuvre sont les prémices d’un art nouveau, porté par les innovations technologiques : l’art contemporain, le graphisme, l’art cinétique, ou encore le pop art. Ce dernier symbolise la jonction entre la culture populaire -celle de la société de consommation- et l’emploi de nouvelles techniques picturales telles que la sérigraphie ou le choix de l’acrylique. A l’utilisation de moyens industriels s’ajoute une production elle-même à échelle industrielle. Les artistes remettent ainsi en cause l’unicité d’une œuvre d’art.
De même qu’en littérature, le renouvellement de l’art pictural passe par de nouvelles formes artistiques fondées sur la manipulation de techniques inédites. L’utilisation de l’innovation, ce que Schumpeter appelle concept, atteint son apogée en 1960 avec l’art conceptuel, issu de l’art contemporain. Il s’oppose à l’idée qui domine jusqu’au XXème siècle, celle de la nécessaire beauté d’une réalisation. Dès lors le « beau » n’est plus un facteur important dans le processus de création, seuls importe l’idée même de l’œuvre, ou comme le dit l’artiste Sol LeWitt : “Dans l’art conceptuel, l’idée ou le concept est l’aspect le plus important du travail ”. L’expression même de la nouveauté est assimilée à un art, le concept d’une œuvre dépasse celui de sa représentation. Tel le principe de l’innovation, il remplace celui préexistant et symbolise ainsi pleinement la recréation issue de la destruction. Lui aussi ne survivra guère longtemps aux mouvements lui succédant.
De la déconstruction à la continuation novatrice
Pour autant la volonté affirmée du mouvement avant-gardiste de supplanter l’art académique qui domine dans les salons et les instituts depuis le XVIIème siècle ne trouve pas d’écho chez tous les artistes. Certains d’entre eux prolongent les idées portées par leur aînés en réaction à l’art moderne dans lequel ils ne se retrouvent pas. La formation d’un mouvement opposé au mouvement dominant renvoie aux cycles tels qu’ils étaient perçus jadis : il naît du refus de s’identifier à celui alors en vogue et s’inspire d’un courant antérieur pour exprimer au mieux l’art tel qu’il le conçoit. Aux Etats-Unis, la scène américaine rejette l’abstraction des toiles au profit d’un retour au style académique et au réalisme : les scènes de la vie quotidienne américaine d’Edward Hopper mêlent personnages, paysages citadins ou ruraux et expriment la solitude de l’homme face au monde qui l’entoure. De même, l’hyperréalisme pictural et sculptural qui découle des travaux de ce dernier croise innovations technologiques et emprunts au passé. Les œuvres sont une représentation exacte du réel créées à partir d’une photographie ou à l’aide de la fibre de verre. A la destruction créatrice s’oppose la continuation novatrice.
Le souhait des artistes de s’émanciper des carcans formels et stylistiques s’accompagne d’un profond désir de changement et d’une révolution idéologique. L’innovation au sens Schumpetérien du terme -le processus de création- renvoie à la rupture intellectuelle qui s’opère en France et en Europe à la fin des années 1800.
L’émergence de l’idéal socialiste à travers l’œuvre de Karl Marx ouvre de nouvelles perspectives sociales et sociétales. Dès lors la transformation du monde voulue par le philosophe passe par celle de sa représentation. Le mouvement avant-gardiste va ainsi par ses revendications artistiques combattre symboliquement la bourgeoisie. La marche en avant de l’Histoire passe par une refonte totale de l’art et par la destruction d’un modèle jugé inégal. Jusque-là aux mains des capitalistes ce dernier se démocratise au nom de la lutte des classes. L’irrespect et le mépris total des acteurs du dadaïsme soulignent le refus d’une vision passéiste de la culture, qu’ils assimilent à la bourgeoisie. Plus tard la condamnation de l’exploitation de l’homme par l’homme trouve un écho retentissant auprès des surréalistes parmi lesquels certains membres, Louis Aragon et Paul Eluard en tête, vont adhérer au Parti communiste français. La destruction créatrice n’est plus seulement d’ordre artistique, elle a aussi un fondement idéologique. Les libertés prises avec les formes, les couleurs, les règles et le langage expriment à présent l’affranchissement d’un être qui prône des valeurs modernes : « l’homme nouveau » n’est désormais plus assujetti aux contraintes esthétiques, historiques, sociales et religieuses de son passé.
Le programme marxiste de l’émancipation de l’homme trouve l’un de ses fondements dans ce que le sociologue Max Weber appelle le désenchantement du monde. Il renvoie au recul des superstitions et des croyances religieuses comme sources de réponse au profit d’une rationalisation du monde. Ainsi que l’exprimait Nietzsche en 1882 dans le Gai savoir « Dieu est mort », l’avenir de l’homme est à présent entre ses mains. L’artiste n’est plus esclave d’une entité supérieure, les libertés prises avec la description qu’il fait de la nature relèvent alors d’une conception individualiste de la création, cette dernière ne trouvant plus ses origines dans l’existence de Dieu. Désormais la création humaine supplante la création divine, aux religions célestes se substitue des religions terrestres, personnifiées par le socialisme et par la capitalisme.
En effet, le développement de l’industrie et la création de richesses permettent à l’homme d’innover, de conceptualiser de nouveaux bien de production au nom d’un idéal. Selon Joseph Schumpeter, « l’homme providentiel » s’incarne dans la figure de l’entrepreneur, l’être se définit alors comme un moteur de l’innovation et une source de nouveauté. De même que les produits de consommation, l’œuvre d’art est aujourd’hui un concept régi par les lois du marché : la consommation de la culture alimente la culture de la consommation et les créateurs d’autrefois sont à présent des entrepreneurs soucieux de leur côte, à l’image aujourd’hui d’artistes tels que Jeff Koons ou Damien Hurst.
La destruction créatrice va être le moteur de la déconstruction artistique et d’une perpétuelle refondation au nom d’un idéal libertaire qui fera, malgré lui, le lit du libéralisme économique.
A voir : Catherine Grenier – Big bang, destruction et création dans l’art du XXe siècle