La destruction créatrice de l’Art – Partie 1

veniselion

Qu’est-ce que la littérature ? A cette question à laquelle de nombreux écrivains ont tenté de répondre, il en est une non moins importante, celle de la définition de la culture et son organisation au cours des différentes périodes historiques. De là naît la notion de mouvement culturel.

Les siècles sont jalonnés d’œuvres, d’écrivains, de peintres, de compositeurs de musique et bien d’autres que l’on a coutume de réunir sous la bannière d’un phénomène plus large : le courant artistique. L’œuvre se définit par son auteur, le contexte socio-historique dans l’époque à laquelle elle fut créée, les idées qu’elle promeut et son destinataire. Aussi le mouvement humaniste est lié à la période de la Renaissance et le classicisme à la monarchie absolue. Comment naissent-ils ? D’un refus. Le refus de nouveaux artistes de s’identifier au mouvement dominant et d’une volonté farouche de remettre en cause la perception de l’art qui n’est point la leur ou encore du rejet de la société dans laquelle ils vivent : au XIXème siècle, le mouvement romantique nait de l’opposition au rationalisme du monde des lumières et de la déception issue de la Révolution Française. Il s’interroge alors sur la place de l’homme dans ce monde nouveau qu’il ne reconnait plus. Pourtant, jusqu’au XXème siècle, si la pensée nouvelle s’inscrit en opposition avec la précédente, elle ne la nie pas cependant. Elle propose d’autres formes -que ce soit dans le choix d’un modèle pictural ou littéraire-, une autre conception de l’art, et de ce fait permet de nombreuses réflexions sur le genre humain. Les idées coexistent, cohabitent, afin que subsiste le débat. Ainsi en peinture, les visions classiques de David et celles romantiques d’Eugène Delacroix s’entrechoquent dans la première moitié du XIXème siècle.

La transposition des cycles économiques à la culture

La théorie économique distingue quatre périodes d’une durée variable qui correspondent à la reprise, à l’expansion et à la récession d’une époque : le cycle Kitchin d’une durée de 5 ans, le cycle Juglar évalué à 10 ans, le Kuznets qui correspond à une période oscillant entre 15 et 25 ans et enfin le plus long, le Kondratieff d’une durée de 50 ans. Ces cycles mettent en lumière les différents stades d’un processus économique selon l’espace de temps durant lequel ils se produisent.

Aussi, il est remarquable de transposer les cycles économiques en cycles culturels. Les cycles moyens et longs décrivent alors l’apparition, l ‘apothéose et le rejet d’un courant artistique et ce, jusqu’à la fin du XIXème siècle : Au XVIème siècle l’humanisme  va marquer l’Europe de son empreinte ; le baroque et le classicisme vont régner en maître durant le XVIIème siècle, et le rationalisme des lumières avec pour figures de proue Voltaire et Diderot se développe au milieu du XVIIIème siècle, préfigurant la Révolution Française.

Au XIXème siècle plusieurs courants littéraires, picturaux et musicaux dominants se développent en parallèle, annonçant la multitude de mouvements qui vont naître au siècle suivant. Vont œuvrer conjointement le romantisme, le réalisme et le symbolisme, ce dernier marquant la jonction entre l’ancien et le nouveau, les années 1800 et 1900.

L’émergence d’une nouvelle école artistique, si elle remplaçait  à terme l’ancien, ne le tuait pas sinon symboliquement. Le courant antérieur était jugé comme passé, démodé, suranné, mais l’idée subsistait, elle avait à présent imprégné les âmes afin de pouvoir renaître. Les cycles économiques s’appuient sur un système qui reproduit inexorablement un même processus, phénomène que l’on distingue aussi en littérature : le spleen baudelairien puise son inspiration dans le mal du siècle cher à Chateaubriand. Quid du classicisme ? La volonté de Racine de s’emparer des mythes gréco-latins fait écho à l’humanisme, mouvement durant lequel Montaigne puisait ses réflexions chez les auteurs antiques, ces mêmes idées que l’on retrouvera à la fin du XVIIIème siècle dans le néo-classicisme. Certains dramaturges au XXème siècle emploieront à leur tour des figures de la mythologie, à l’image de Phèdre chez Jean Anouilh ou encore les personnages de Prométhée et d’Œdipe dans les pièces de Jean-Paul Sartre. Seulement ils chargeront ces derniers d’un symbolisme moderne porté par l’idéologie prégnante de l’engagement.

 La culture à travers les temps

 Les cycles éco-artistiques Kondratieff et Kuznets ne prennent en compte que les mouvements dominants, comme un instantané de la culture de l’époque. Pourtant dès le XVIème siècle d’autres modèles intellectuels vont fleurir, modèles  qui ne vont pas survivre à l’Histoire et à ses événements fondamentaux. La littérature reconnaît volontiers des auteurs tels qu’André Chénier, poète de la fin du XVIIIème siècle et précurseur du romantisme, néanmoins elle associe inexorablement l’avènement de la république aux philosophes éclairés. Les courants majeurs ne permettent pas encore la pérennité et la postérité des sensibilités mineures d’une longévité similaire au Kitchin.

Si les cycles de longue durée persistent c’est aussi et surtout parce qu’ils sont le fruit d’une entente entre la culture et l’Etat. A partir du XVIème  siècle les œuvres sont nationalisées et sont produites en étroite relation avec les hautes autorités, des mécènes aux rois en personnes. Ainsi, le baroque va se développer partout en Europe entre le XVIème et le XVIIème siècle avec l’aide précieuse de la papauté et de l’église catholique romaine. De même, le classicisme, par le biais de la peinture, de la musique ou de la littérature, prospère et se pérennise entre les années 1650 et 1715 de par l’intervention d’éminents hommes politiques tels que Mazarin et Richelieu, fondateur de l’académie française. Ils permettent à cet art officiel  d’illustrer et de diffuser la richesse et la beauté de l’absolutisme partout en Europe durant le règne de Louis XIV.

Le XXème siècle est celui d’une remise en cause de ce qu’est la culture. Aux mouvements officiels dominants s’étalant sur une longue période va succéder une toute autre conception de l’art dont on perçoit les prémices dès les années 1850. Les mouvements artistiques éphémères d’avant-garde se multiplient et prônent alors la déconstruction.

L’apport de l’autrichien Schumpeter dans la première moitié du XXème siècle à la théorie économique générale et à celle des cycles économiques fut fondamental. Sous l’impulsion du développement du capitalisme et de l’industrie, il conceptualise les notions de grappes d’innovation et de destruction créatrice. Cette dernière, issue d’une réflexion fondée sur les lectures de Nietzsche et de Karl Marx, paraît en 1936 dans Capitalisme, Socialisme et Démocratie. Elle développe le principe par lequel l’élaboration de nouvelles activités et avec elles de nouvelles innovations détruit celles présentes sur le marché, considérées comme obsolètes. Le concept et le prototype chassent l’ancien, la création d’un produit inédit détruit alors celui existant. La destruction créatrice permet à Schumpeter d’expliquer le lien entre la période de récession et l’émergence d’un nouveau cycle. Aussi l’expansion économique s’explique-t-elle par l’apparition sur le marché d’une innovation majeure liée au progrès technique.

De même que la destruction créatrice va être l’élément moteur de l’expansion du capitalisme, elle va imprégner tous les pans de la création artistique au XXème siècle. 

A voir : Le mouvement zéro et le capitalisme comme innovation destructrice (d’après Schumpeter)

Andrés Rib

Andrés Rib

Ancien de la Sorbonne. Professeur de Lettres. Aime le Balto, et la Philo.